Rino Fisichella: La beauté à l'époque de l'Ipad

2013-02-22 L’Osservatore Romano

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 La route de la beauté parcourt toute l’histoire de l’humanité. Une simple description phénoménologique mettrait en évidence que les graffitis des cavernes de nos ancêtres, au-delà de vouloir communiquer leur expérience de vie, révèlent un homme capable de contempler l’œuvre de ses mains. Mais il ne pouvait pas s’en contenter. En frottant intelligemment une pierre sur la paroi de roche qu’il avait choisie pour habiter, ce qu’il créait manifestait son désir de reproduire ce que ses yeux voyaient chaque jour, émerveillés par cette nature qu’il côtoyait étroitement. Il est difficile d’imaginer que le lever et le coucher du soleil, au-delà des cimes ou sur l’horizon de la mer, n’aient pas laissé l’homme effrayé et plein de questions. Si l’homme contemporain, qui s’est pourtant inexplicablement éloigné de son rapport avec la nature – et ainsi de la compréhension de lui-même –, est encore capable des mêmes émotions, cela signifie que la contemplation de la beauté appartient à l’homme et caractérise sa nature propre. Rien ni personne ne pourra jamais venir à bout du poids de merveilles qu’il ressent face à la beauté.

Un extrait d’un maître à penser de ces dernières années, Hans Urs von Balthasar, l’« homme le plus cultivé du XXe siècle» comme disait Henri de Lubac, nous permet d’aller plus loin. Dans son œuvre Herrlichkeit, qui dès le titre situe dans la «gloire» l’extase qu’opère la beauté, il s’attarde sur l’état du monde moderne privé de beauté: «Dans un monde sans beauté – même si les hommes ne peuvent se lasser de ce mot et l’ont sans cesse à la bouche en le prostituant –, dans un monde qui n’est peut-être pas dépourvu de beauté, mais n’est plus capable de la voir, de compter avec elle, le bien a aussi perdu sa force d’attraction, l’évidence «qu’il doit être accompli»; et l’homme en face de lui se demande pourquoi il faut le faire plutôt que son contraire, le mal. Même cela constitue une possibilité peu excitante. Dans un monde qui ne se croit plus capable d’affirmer le Beau, les preuves de la vérité ont perdu leur caractère concluant». Dramatique, mais pourtant vrai. En banalisant la beauté, ou en la rendant éphémère, on en vient à des conséquences néfastes. Nous vivons en ces temps un paradoxe. Il semble que plus la beauté est recherchée, plus elle est dégradée.

La beauté permet de dépasser l’éclatement, la dispersion, qui dominent aujourd’hui notre culture qui n’est plus en mesure de saisir l’unité et le fondement du savoir. Aussi paradoxal que cela paraisse, nos yeux ont perdu de leur acuité, et telles les facettes de l’œil de l’insecte, ne perçoivent plus que ce qui est strictement nécessaire à l’instant présent, en ne parvenant plus à embrasser la totalité de la question de fond qui demande de donner sens à toute l’existence.

Face à l’émiettement de la réalité, et partant, de l’existence personnelle, la beauté permet de saisir l’unité en exigeant bonté et vérité comme références irremplaçables de l’existence.

Aussi paradoxal que cela paraisse, tandis que nous recherchons l’intelligence des sculptures antiques et de la civilisation qui les a produites, pour les moins de vingt ans qui constituent la «génération numérique», la contemplation s’arrête à celle de l’Ipad, de l’Ipod, du dernier modèle de mobile ou d’ordinateur. Les files d’attente que nous voyons à la sortie d’un nouvel appareil ne sont plus différentes de celles des touristes qui veulent entrer au Louvre, aux Musées du Vatican ou au Prado. En un certain sens, l’attente est la même. L’attrait pour la beauté agit chez les uns et chez les autres en vue de contempler une œuvre d’art. Aucun d’entre nous ne songerait à exclure cette forme de beauté comme secondaire ou insignifiante.

Rino Fisichella